3 mars 1875 : la création de Carmen à l'Opera comique est, pour Bizet, un nouvel échec. Apres des répétitions épuisantes pour imposer l'ouvrage aux chœurs, aux musiciens et même à l'un des deux directeurs de l'Opera Comique ("Nous avons, tous les soirs, cinq ou six loges louées pour ces entrevues (de mariage NDLR)… Vous allez mettre notre public en fuite… c’est impossible ! (…) Je vous en prie, tâchez de ne pas la faire mourir. La mort à l’Opéra-Comique !... cela ne s’est jamais vu… entendez-vous, jamais ! … Ne la faites-pas mourir ! …"), la première est désastreuse. Le public est outré par l'histoire de cette femme libre sans attaches et sans remords, défiant l'ordre et les conventions sociales. Aux habituelles héroïnes romantiques et aux histoires naïves et édifiantes en vogue, Bizet substitue un monde d'ouvrières, de prostituées, de voleurs et de contrebandiers, un univers sensuel qui décrit la jalousie, l'amour libre et se clôt sur un crime passionnel sur scène.
Au lendemain de la Commune de Paris et de la réaction "bourgeoise" qu'elle a suscité, la création de Carmen était un défi à l'ordre moral. De fait la presse se déchaîne, évoque un "égout social", souligne le dévergondage et, surtout, condamne le personnage : "Il faudrait pour le bon ordre social et la sécurité des impressionnables dragons et toréadors qui entourent cette demoiselle la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanches effrénés, en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versée sur sa tête. » ou encore « (Carmen est) la véritable prostituée de la bourbe et du carrefour (…) , la fille dans la plus révoltante acception du mot ». Malgré tout, l'œuvre tiendra l'affiche jusqu'au bout. Bizet mourra lui, à 37 ans, au soir de la 33ème représentation, le 3 juin 1875.
Le succès attendait Carmen à Vienne le 23 octobre 1875. A partir de cette date, le succès est international et ne se dément plus. L'œuvre sera reprise à Favart et triomphera le 27 octobre 1883. Aujourd'hui, Carmen figure quasi systématiquement au nombre des trois opéras les plus joués au monde.
Le personnage de Carmen fascine et a donné lieu à de nombreuses lectures et interprétations : exotisme et espagnolade a gogo, femme fatale, femme libérée, prostituée justement punie, pendant féminin de Don Juan... Dans le programme de scène, Calixto Bieito récuse toutes ces lectures et indique souhaiter mettre en scène une Carmen "(...) solitaire, pas spécialement éduquée, simple. Elle veut aimer, se sentir désirée, courir, voler... (...) Carmen veut vivre et se sentir vivre". Certes... Mais l'engouement pour le travail de Bieito -qui est déjà ancien (il date de 1999) et a tourné sur de nombreuses scènes - est assez injustifié. Cette mise en scène est en définitive bien sage, bien loin des approches sulfureuses annoncées. À force de simplification, de coupures dans le texte parlé, de propos trop éparpillé, le lien avec l'œuvre musicale se dissout dans une forme d'insignifiance (quel sens donner au torero nu du prélude du III ?) et c'est la vulgarité qui domine (le retrait de culotte de Carmen, l'effondrement du taureau andalou, toute la scène chez Lilas Pastia...), une forme brute et violente de sexualité prenant le pas sur la sensualité à fleur de peau de la musique. C'est d'autant plus dommage que, à rebours, la direction d'acteurs est très présente, intense et confère à la représentation une tension dramatique palpable.
C'est la deuxième distribution qui officie ce 11 avril. Plus aucun chanteur français dans le quatuor central, dont la diction reste cependant très satisfaisante, soutenue d'ailleurs par les nombreuses coupures du texte parlé qui, si elles nuisent à la cohérence de l'action, estompent les accents trop prononcés. Si la Maîtrise des Hauts de Seine donne beaucoup d'entrain et de grâce aux chœurs d'enfants, les chœurs de l'Opera ne sont pas au mieux, notamment le chœur féminin. Les décalages sont nombreux en début de représentation et la scène de la manufacture est particulièrement difficile avec un "Dans l'air, nous suivons des yeux" plus qu'approximatif. Boris Grappe et François Rougier font de succulents Dancaïre et Remendado, tout comme Jean-Luc Ballestra, au très beau timbre, prend un plaisir évident à chanter Morales. La basse François Lis est un Zuniga convaincant, cynique et martial à souhait. Vannina Santoni (Frasquita) et Antoinette Dennefeld (Mercedes) sont très sollicitées par la mise en scène et sont vocalement très présentes, réussissant un superbe air des cartes : des seconds rôles de grand luxe.
L'Escamillo de Roberto Tagliavini est étonnant. Le baryton basse est tout d'élégance et de frémissement. Il rend parfaitement compréhensible l'attraction qu'il exerce sur Carmen. Même si la voix est parfois peu sonore, il est doté de graves larges et denses et d'un aigu brillant. Alessandra Kurzak est une belle et timide Micaëla, personnage qu'elle parvient à sortir de l'interprétation habituelle de la petite sotte. L'aigu est superbe, velouté, puissant et sert l'incarnation nouvelle d'une jeune fille timide mais somme toute assez avertie (le baiser volé à Don Jose ou le crachat sur Carmen par exemple). En revanche les graves et le bas medium sont un peu voilés et manquent de puissance, comme si le rôle les sollicitait trop.
Bryan Hymel est un Don Jose tout en violence, de plus en plus mal retenue au long de l'opéra et qui finira par déborder dans le meurtre de Carmen, auquel il semble comme étranger. Possédé et inaccessible au remords. Le timbre nasal qui caractérise ce ténor n'est ici pas gênant : il s'efface dans des aigus diaphanes mais parfaitement contrôlés et dans un medium puissant et héroïque.
Varduhi Abrahamyan est une superbe Carmen, fière et insoumise, qui semble cependant effrayée par la violence de José. Elle parvient à dominer la vulgarité des indications de mise en scène et livre une Carmen sensuelle, moqueuse, ivre de liberté. La voix est sonore et très bien projetée et est parfaitement adaptée à un rôle difficile qui hésite entre le soprano dramatique et le mezzo soprano. Le grave est riche, profond ; l'aigu est souple, lumineux, sans effort. La voix est conduite avec une belle technique, sachant jouer d'une palette de sonorités qui va de la plus grande douceur à une douloureuse raucité : son "Laisse moi passer" au IV restera dans les annales !
Au pupitre, Bertrand de Billy, conduit l'orchestre de l'Opera à son meilleur niveau. La palette sonore est exploitée au maximum, livrant des couleurs sans cesse renouvelées et les rythmes sont en permanence ré interrogés. Si on peut lui reprocher de n'avoir pas su éviter quelques décalages avec les chœurs, notamment celui des cigarières, il insuffle à l'ouvrage une dimension théâtrale très dramatique qui sied parfaitement à la direction d'acteurs et aux interprétations des personnages sur le plateau, personnages auxquels il consacre une attention évidente.