Cette production de Rinaldo a été créée à Quimper le 18 janvier dernier et a effectué depuis un véritable tour de France. Dans cet opéra, qui est le premier grand succès londonien d’un Haendel encore jeune (il a alors 26 ans), le couple héroïque Goffredo-Rinaldo (Godefroy de Bouillon et Renaud) affronte le couple maléfique Armide-Argante, et Almirena devient l’enjeu symbolique de ce combat.
Je commençais ainsi mon compte-rendu du Rinaldo du TCE en 2016 : « Inspiré d’un épisode de La Jérusalem délivrée du Tasse, Rinaldo est l'histoire passablement emmêlée d'un chevalier qui vient délivrer Jerusalem... Rinaldo fut le premier opéra de Haendel présenté à Londres. Créé le 24 février 1711, il connut un succès très important qui assura la renommée du compositeur et la domination de l'opéra italien sur la scène londonienne pour de nombreuses années. Écrit paraît il en deux semaines, son succès fut entre autres garanti par une mise en scène extravagante (de vrais oiseaux peuplaient le jardin d'Armide qui faisait son entrée sur un char tiré par des dragons....). Empruntant de très nombreux airs à des œuvres antérieures, Rinaldo est une sorte de vaudeville sérieux ou d'opéra séria farfelu qui mêle magie, sérieux, comiques de situation et numéros héroïques. »(Compte-rendu intégral ici). De fait, il s’agissait bien d’en mettre plein les yeux aux londoniens, à grand renfort de tempêtes, de dragons, de monstres et d’effets magiques.
La mise en scène de Claire Dancoisne relève le pari de renouer avec l’âge baroque et avec son esthétique en jouant à fond la carte du fantastique. Ce faisant, elle prend délibérément le contrepied des lectures actuelles qui tendent à travailler par symboles et à euphémiser le merveilleux et qui, voulant faire moderne, font souvent pauvre et triste. Rien de tout cela ce soir : il y a un char tiré par un dragon (comme en 1711!), de la fumée, des poissons monstrueux, des chevaux squelettiques zombies, des oiseaux, des sirènes.... Les idées nombreuses et variées, jusqu’à ce grand arbre métallique, reposent sur des machineries simples mais impressionnantes, utilisent souvent les techniques des théâtres de marionnettes, et doivent beaucoup aux deux comédiens qui en animent la plupart, Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornille. On ne saurait trop saluer cet éblouissant travail de mise en scène, ne serait-ce que pour l’ineffable poésie de la scène des sirènes. Mais surtout parce que seul ce recours au fantastique, au spectaculaire, à la démesure, permettent de réellement renouer avec la nature même de l’œuvre.
C’est la version de 1711, avec d’assez nombreuses coupures (sans que ce soit le moins du monde gênant d’ailleurs), qui est interprétée. Le travail du claveciniste Bertrand Cuiller à la tête de l’ensemble Le Caravansérail (petite formation de 21 instrumentistes) est tout aussi remarquable que ce qui se passe sur le plateau. Magnifiquement servis par la somptueuse acoustique du Théâtre Imperial, le continuo est souverain et varié et tous les pupitres sont remarquables, transparents et très équilibrés. Beaucoup de nuances, de couleurs, de fluidité et une aptitude remarquable à alterner des tempêtes, des colères, de l’amour et de l’héroïsme mais aussi à nous surprendre par des sonorités parfois inattendues alors que si évidentes... Il m’a rarement été donné d’entendre et de voir une telle symbiose entre la fosse et la mise en scène.
La distribution, dont, sauf erreur de ma part, tous les interprètes sont en prise de rôle, est aussi remarquable que le reste de cette production.
La seule réserve provient de l’Armide d’Aurore Bucher dont le chant est beaucoup moins stupéfiant que son costume de scène et son jeu d’actrice. Techniquement, elle est très en deçà des exigences du rôle : la vocalise est souvent à la peine, avec des respirations mal placées, la justesse est un peu trop erratique, la projection est trop limitée et certains aigus sont criés. Plus grave, tout est chanté avec une equanimité de sentiments qui est un contresens avec le rôle et avec la mise en scène.
Thomas Dolié possède un superbe timbre de baryton, au matériau charnu et séducteur. Son air d’entrée («Sibilar gli angui d'aletto ») est magistral d’aisance malgré sa difficulté. Il se montrera tout aussi à l’aise dans la sérénade. D’une façon générale, il investit son personnage d’Argante avec une grande énergie, lui donnant à la fois, et de façon très ambivalente, et arrogance et duplicité, le jeu de la séduction étant tout particulièrement soutenu par de très beaux graves.
Almirena est superbement servie par Emmanuelle de Negri qui est totalement convaincante dans les exercices d’agilité et qui survole le redoutable Lascia ch’io pianga, dont le da capo est une leçon de style. Toute l’interprétation, très travaillée, est une merveille d’équilibre, de pudeur, d’humilité qui culmine dans la scène du jardin avec les oiseaux et dans un superbe duo avec Rinaldo. Tout au long de la soirée, la voix reste claire, somptueusement colorée et emplie de nuances maîtrisées et irréprochables.
Lucile Richardot nous a fait un peu peur dans l’air d’entrée de Goffredo dans lequelle la voix est mal projetée et le timbre voilé, comme cueilli à froid. Heureusement, la suite de son interprétation de ce rôle redoutable dément totalement cette première impression. Lucile Richardot déploie son ample voix d’alto aux graves particulièrement timbrés, quasi masculins, à l’impressionnante longueur. Elle réussit à composer un personnage intéressant de ce rôle dramatiquement un peu faible, travail qui rend son meilleur dans l’air
Mio cor, che mi sai dir au II.
Dans le rôle-titre, Paul-Antoine Bénos-Djian, est également contre ténor. J’avais beaucoup apprécié son concert à Gaveau () mais on pouvait craindre qu’il soit un peu tôt pour affronter Rinaldo et ses redoutables difficultés a fortiori (Compte-rendu ici) sur un tel calendrier. Il n’en est absolument rien. La voix est d’une grande souplesse, bien sonore, le timbre très beau et la technique d’une solidité qui semble à toute épreuve. Un énorme travail lui permet de parcourir la partition avec une gestion intelligente de l’effort et une maîtrise digne des meilleurs. D’un Cara sposa bouleversant aux implacables virtuosités de Venti, turbini, d’un Or la tromba admirable jusqu’au sublime et dépouillé duo avec Almirena au I tout est impeccable et stylistiquement irréprochable. On tient là un très grand contre ténor ! (Et pour en savoir plus sur cet artiste, entretien ici )
Bref, ce spectacle est une pure merveille qu’il ne faut absolument pas manquer ! Vous pouvez encore avoir le bonheur d’y assister les 20 et 21 février à Dunkerque (Le Bateau Feu), le 1er mars à Charleroi, en Belgique (Palais des Beaux-Arts), le 4 mars au Théâtre de Mâcon, le 13 mars à La Rochelle (La Coursive), et le 24 août au Festival de Sablé-sur-Sarthe. Courez-y !
Programme et distribution :
Rinaldo
Opera seria en trois actes de Georg Friedrich Haendel
Livret de Aaron Hill et Giacomo Rossi, en italien
Créé au Haymarket à Londres le 24 février 1711
Direction musicale : Bertrand Cuiller
Ensemble Le Caravansérail
Mise en scène, scénographie : Claire Dancoisne
Lumières : Hervé Gary
Rinaldo : Paul-Antoine Bénos, contre-ténor
Goffredo : Lucile Richardot, alto
Almirena : Emmanuelle de Negri, soprano
Armida : Aurore Bucher, soprano
Argante : Thomas Dolié, basse
Deux comédiens : Gaëlle Fraysse, Nicolas Cornille
Photos : (c) Jef Rabillon