Au lieu d’une adaptation du poème en vers de Pouchkine, Tchaïkovski choisit de mettre en musique quelques scènes du destin des trois principaux protagonistes, Onéguine, Lenski et Tatiana. L’absence de continuité de l’histoire narrée par l’opéra conduit Tchaïkovski à privilégier une exécution la plus simple possible, raison pour laquelle il confia la création de son œuvre aux étudiants du Collège impérial de musique. Rencontrant un succès immédiat, l’œuvre fut reprise au Bolchoï en 1881, puis à Saint-Pétersbourg (1883 puis 1884), Prague, Hambourg, Londres, Nice, Paris (1911), New York (1920). L’opéra est marqué au sceau du romantisme, consacrant des pages superbes au thème du temps qui passe, des amours perdues, des amitiés trahies, de la passion amoureuse et des regrets.
Passons rapidement sur la mise en scène décevante et d’une immense banalité de Stéphane Braunschweig. Même si elle accumule les incohérences (par exemple l’herbe verte des salons, la chambre mansardée de Tatiana, digne de La Bohème ou le duel se déroulant dans un salon) ou les contresens (le cabaret échangiste louche pendant la polonaise de l’acte III), du moins ne nous distrait-elle pas de la musique.
Et c’est heureux car le travail que réalise Karina Canellakis avec l'Orchestre National de France est somptueux. La partition est ciselée, disséquée avec amour, les pupitres se répondent et les thèmes sont mis en évidence. Sous l’impulsion précise de sa cheffe, l’orchestre se pare de couleurs chaudes et chatoyantes qui soutiennent le drame qui se joue avec efficacité. Le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux est moins convaincant et semble manquer un peu d’homogénéité mais peut-être est-ce dû à une mise en scène qui le sollicite beaucoup au détriment de la qualité musicale.
Marcel Beekman livre un Monsieur Triquet ridicule à souhait et vocalement très efficace. Yuri Kissin plie sa voix sombre au double rôle de Zaretski et du Capitaine, rôles qu’il assume avec efficacité. Delphine Haidan joue de son contralto qu’elle fait vibrer dans des graves maitrisés et colorés. Jean Teitgen est impeccable en Prince Grémine, dans lequel sa basse se déploie avec beaucoup de beauté. Mireille Delunsch en Larina est une figure maternelle de grande distinction, au phrasé toujours aussi remarquable. Olga est interprétée par une Alisa Kolosova, dont les moyens sont gigantesques et la projection impressionnante. En dépit de cela, elle parvient sans peine à composer une Olga légère, infantile et un rien écervelée.
La Tatiana de Gelena Gaskarova est un peu décevante. Elle incarne la jeune fille romantique et coupée de la réalité avec une forme d’indifférence au monde peu crédible au regard de la frémissante passion que suggèrent et le texte et la musique. La voix manque de projection, notamment dans le medium, souvent couvert par l’orchestre ou ses partenaires. Elle donne à entendre cependant un air de la lettre émouvant et maitrisé.
Jean-François Borras est un Lenski incandescent, éperdu d’amour et égaré dans son idéal romantique et morbide. Son air au II est un modèle d’exécution et d’interprétation, mettant en valeur une voix d’une beauté rare.
Jean-Sébastien Bou est également remarquable en Onéguine. Cynique puis désespéré, finalement rattrapé par des sentiments tellement rejetés, il se sert de son timbre chaud et naturel et de sa projection puissante pour alterner phrasés amples et phrasés tendus donnant à entendre toute l’ambiguïté du personnage.
Servie par une distribution rassemblant beaucoup de très belles voix et par une cheffe à la fibre romantique, cette production a rencontré un grand succès en ce soir de première.
Programme et distribution :
Eugène Onéguine
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
Opéra (scènes lyriques) en trois actes
Livret en russe de Constantin Chilovski, d’après Pouchkine
Créé à Moscou (Théâtre Maly) le 29 mars 1879
Madame Larina : Mireille Delunsch
Tatiana : Gelena Gaskarova
Olga : Alisa Kolosova
Lenski : Jean-François Borras
Eugnène Onéguine : Jean-Sébastien Bou
Prince Grémine : Jean Teitgen
Filipievna : Delphine Haidan
Le Capitaine / Zaretski : Yuri Kissin
Monsieur Triquet : Marcel Beekman
Danseurs : Cécile Fargues, Justine Lebas, Ilario Santoro, Stanislas Siwiorek
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Chorégraphie : Marion Lévy
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Marion Hewlett
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, direction Salvatore Caputo
Orchestre National de France
Direction musicale : Karina Canellakis
Crédits photos : © Vincent Pontet