Nous sommes à la veille de la guerre de 1870 et Offenbach étourdit encore Paris en triomphant au Théâtre des Variétés avec ces Brigands, un an après La Perichole. Les Brigands connaitront 107 représentations en un peu plus de trois mois et leur carrière internationale débutera dès 1870 avec des reprises à Vienne, Berlin, New York, etc. Ce succès tient avant tout à une partition enlevée car le livret est tenu pour très faible dès les premières critiques qui soulignent la multiplication de détails et d’accessoires inutiles à l’action… Satire légère mais qui n’épargne rien ni personne mise en musique par un Offenbach qui culmine dans l’art du pastiche et dans la verve enjouée, notamment dans cette version « réorchestrée » par Offenbach lui-même pour des salles plus importantes que les Variétés et que l’on entend pour la première fois à Paris.
Certains bons esprits se sont offusqués au soir de la première des prétendues transgressions auxquelles se serait livré Barrie Kosky, l’accusant de rechercher gratuitement le scandale en mettant sur scène des drag queens, des go go dancers et en moquant la religion, à coup d’un humour gras et déplacé. Franchement, tout ceci est dérisoire et ridicule. En réalité, la mise en scène de Barrie Kosky est un petit bijou d’énergie, de gaieté, de trouvailles et finalement de restitution de l’ambiance délirante et franchement invraisemblable créée par le livret, livret qui exige de nos brigands de devoir successivement assumer des rôles de brigands, d’ermites, de mendiants, de brigade de cuisine, de carabiniers, d’espagnols, d’italiens… Surtout, elle souligne ce que sont ces Brigands d’Offenbach : des marginaux, des exclus, des bras cassés… Les tableaux créés par la mise en scène sont souvent superbes, comme le lever de rideau sur Falsacappa moulé en robe rouge, façon « Divine », l’entrée des Espagnols (d’ailleurs très applaudie) ou l’acte du Palais de Mantoue. Ils sont toujours joyeux et d’une gaieté communicative, soutenus par des dialogues modernisés de façon réjouissante par Antonio Cienca Ruiz.
Si le décor unique de Rufus Didwiszus est d’un intérêt inégal au regard du déroulement de l’action, les costumes toujours très colorés et souvent superbes de Victoria Behr concourent parfaitement à la vision du metteur en scène ? Il en est de même des chorégraphies, très déhanchées et alignées sur une tradition de « french cancan », de Otto Pichler, superbement servies par une remarquable troupe de danseurs qui prennent un plaisir évident à se trouver là.
Sous la baguette de Stefano Montanari, l’Orchestre de l’Opéra de Paris sert superbement cette partition aux multiples facettes, qu’il fait sonner à merveille. La direction est survitaminée, conduite, comme il se doit, à un train infernal. Les nombreuses allusions aux tics du « grand » opéra sont rendues avec une verve scrupuleuse. On pardonnera les quelques décalages qui surviennent dans les grands ensembles au cours desquels le chef semble peiner à maintenir toute la cohésion nécessaire entre la fosse et un plateau à l’activité il est vrai débridée… Les Chœurs, très sollicités scéniquement, sont très bons mais affectés aussi par quelques décalages, pour les mêmes raisons.
Marcel Beekman est un Falsacappa travesti en « Divine » de façon très réussie. L’acteur est en tous points remarquable, investi sans limites dans son personnage. La voix est large, parfaitement sonore et le français est de très bon niveau. Au total, la prestation est remarquable même si l’engagement scénique conduit parfois à des ruptures d’homogénéité dans le chant. Mais après tout, cela sied à l’incarnation d’un personnage qui n’en est guère affectée.
Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, Marie Perbost, dans le rôle de Fiorella, la fille de Falsacappa, confirme l’excellence de son jeu et ses talents comiques mais la voix manque un peu de puissance et peine souvent à affronter le déluge orchestral qui monte de la fosse, même si elle se saisit avec gourmandise et réussite des allusions stylistiques au grand opéra. Dans le rôle de son amant Fragoletto, Antoinette Dennefeld est vocalement beaucoup plus convaincante : la voix est puissante, colorée, très expressive, le timbre est très chaud et la diction est impeccable.
Mathias Vidal est un très bon duc de Mantoue même s’il s’éloigne ici de son répertoire de prédilection. Quoique ayant un rôle assez limité quant au nombre d’airs, il est très sollicité par la mise en scène et son investissement scénique remarquable se fait parfois un peu au détriment de la ligne et du style mais c’est un peu le cas de tous les chanteurs de cette production à l’exception d’Antoinette Dennefeld.
Tous les seconds rôles sont luxueusement distribués : du Comte de Gloria Cassis de Philippe Talbot, qui réussit un air d’entrée impeccable et émaillé d’espagnolades au chef des carabiniers incroyable d’énergie et d’entrain de Laurent Naouri, en passant par le Campo Tasso hilarant de Yann Beuron et le très bon Pietro de Rodolphe Briand. Éric Huchet (Domino), Franck Leguérinel (Barbavano) et Adriana Bignani Lesca (la princesse de Grenade) sont des comparses de luxe qui ont peu à chanter mais le font avec entrain et un sens éprouvé de la scène.
J’ai moins apprécié Sandrine Sarroche en caissier (devenu femme ministre) probablement à cause d’une sonorisation trop audible tant dans le texte parlé que chanté, mais aussi à cause d’un texte que j’ai trouvé plaisant mais facile et très en dessous de la réécriture des dialogues par Antonio Cienca Ruiz. Sa prestation vocale est dénuée d’intérêt si ce n’est celui de l’avoir osé sur cette scène.
C’était en définitive une très belle soirée, marquée par une énergie débridée et très fidèle au style d’Offenbach, dispensant gaieté et humour grinçant dans une ambiance de joyeuse satire. L’orchestre a été très fortement applaudi à l’issue de la représentation.
Crédits photographiques : © Agathe Poupeney
Programme et distribution :
Jacques OFFENBACH (1819-1880)
LES BRIGANDS
Opéra bouffe en trois actes
Livret en français de Henri Meillhac et Ludovic Halevy
Créé le 10 décembre 1869 à Paris (Théâtre des Variétés).
Falsacappa : Marcel Beekman
Fiorella : Marie Perbost
Fragoletto : Antoinette Dennefeld
Le Baron de Campo-Tasso : Yann Beuron
Le Chef des carabiniers : Laurent Naouri
Le Duc de Mantoue : Mathias Vidal
Le Comte de Gloria-Cassis : Philippe Talbot
La Princesse de Grenade : Adriana Bignagni Lesca
Carmagnola : Leonardo Cortellazzi
Domino : Éric Huchet
Barbavano : Franck Leguérinel
Pietro : Rodolphe Briand
Zerlina : Ilanah Lobel-Torres
Fiametta : Clara Guillon
Bianca : Maria Warenberg
La Marquise : Doris Lamprecht
La Duchesse : Hélène Schneiderman
Le Précepteur : Luis-Felipe Sousa
Cicinella : Marine Chagnon
Adolphe de Valladolid : Flore Royer
Antonio : Sandrine Sarroche
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors : Rufus Didwiszus
Costumes : Victoria Behr
Lumières : Ulrich Eh
Chorégraphie : Otto Pichler
Dramaturgie et adaptation des dialogues : Antonio Cuenca Ruiz
Monologue du caissier : Sandrine Sarroche
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Direction musicale : Stefano Montanari