Le succès des Danaïdes (création du 26 avril 1784), la protection impériale et royale et la réputation flatteuse d’héritier de Gluck valurent à Salieri cette coopération avec Beaumarchais qui lui offrit un nouveau triomphe parisien. Les talents de promotion de Beaumarchais (dont on dit qu’il organisa des répétitions publiques payantes de Tarare...) ont probablement eu une bonne part à l’énorme succès de cet opéra dont la création -à laquelle assista Marie-Antoinette- imposa de mobiliser la force publique pour protéger le théâtre.
Le succès de Tarare resta considérable jusqu’aux environs de 1830, imposant des révisions régulières de l’argument et surtout du dénouement en fonction des régimes politiques. On citera en exemple de ces adaptations la version de 1790 dans laquelle Atar ne se suicide pas mais continue à régner apres avoir prêté serment à la Loi ... Puis ce fut le long oubli, interrompu par une recréation en 1988 puis par cette soirée.
Tarare est le seul livret d’opéra de Beaumarchais, compositeur à ses heures, livret qu’il destinait à Gluck qui tergiversa et laissa filer le temps. C’est d’ailleurs bien un premier point faible de cette œuvre que son livret. L’argument est aussi embrouillé, multipliant de surcroît les travestissements, que celui d’un opéra baroque, ce qui sonne déjà comme un peu anachronique et qui nuit totalement aux intentions critiques (contre la monarchie, l’absolutisme, l’aristocratie, l’Eglise) de Beaumarchais. Le ( très) long Prologue aux prétentions philosophiques n’aide pas à une cohérence dramatique fortement mise en péril par l’incapacité de Beaumarchais à choisir entre la farce, la satire, l’œuvre séditieuse et le drame lyrique.
Au plan musical, on se prend souvent à regretter que Gluck ne se soit pas saisi de ce livret. Certes, on se trouve ici dans le pur style de la déclamation à la française et la partition ne manque pas d’attraits en dépit de fréquentes longueurs ; mais s’il y a de l’inventivité dans la structure même de l’œuvre dans laquelle les numéros s’enchaînent de façon fluide, Salieri ne parvient pas vraiment à caractériser un univers et semble en définitive comme gêné aux entournures par un livret trop envahissant. Ajoutons que si les parties chorales sont traitées avec un soin remarquable, les voix féminines sont en revanche très mal servies. Bref, on a connu un Salieri mieux et plus inspiré.
Les Talens Lyriques se montrent à leur habitude très colorés, engagés à chaque instant et servant du mieux possible cette partition. On regrettera juste que la direction de Christophe Rousset se laisse parfois aller à des effets un peu « pompier » ou n’ait pas su couper des moments par trop circulaires. Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles sont tout simplement parfaits d’engagement et d’homogénéité, livrant de très beaux moments.
Cyrille Dubois, pourtant annoncé souffrant, propose un Tarare très réussi. La caractérisation du héros pur est réalisée avec une grande finesse et des aigus percutants. Jean-Sébastien Bou brûle les planches dans une interprétation magistrale d’un Atar autoritaire et dépravé. La tessiture convient parfaitement à ses moyens vocaux et le timbre chaud chatoie dans l’écrin versaillais, donnant au tyran toute sa dimension perverse. A ses côtés, Tassis Christoyannis est un prêtre antipathique très convaincant.
Karine Deshayes hérite du rôle ingrat d’Astasie, dont elle tire le meilleur parti possible, avec les moyens vocaux exceptionnels qu’on lui connaît et dont la puissance est parfois mal maîtrisée par Christophe Rousset.
Enguerrand de Hys est impeccable en Calpigi, rôle complexe dont il explore toutes les facettes avec une évidente jubilation et un sens du théâtre réjouissant. Judith Van Wanroij est une intéressante Spinette mais semble un peu embarrassée dans le rôle Nature. Enfin, Jérôme Boutillier et Philippe-Nicolas Martin sont luxueux dans plusieurs petits rôles. Ils font valoir leurs timbres de barytons dans des petites compositions bien conduites, tout particulièrement l’Altamort que Philippe-Nicolas Martin réussit à rendre inquiétant.
La distribution est peut être idéale pour cet ouvrage. Tous cultivent avec bonheur une déclamation précise et parfaitement articulée rendant compréhensible le texte, à l’exception peut être de Judith Van Wanroij, dont la diction est moins bonne.
Le spectacle sera au Theater an der Wien samedi 24, à la Philharmonie de Paris mercredi 28 novembre et à Caen le 9 décembre, avant la sortie de l’enregistrement.
Programme et distribution :
Antonio Salieri (1750-1825)
Tarare
Opère en cinq actes avec Prologue
Livret en français de Pierre-Augstin Caron de Beaumarchais
Créé à Paris, Académie royale de musique, le 8 juin 1787
Tarare : Cyrille Dubois
Astasie : Karine Deshayes
Atar : Jean-Sébastien Bou
La Nature / Spinette : Judith Van Wanroij
Calpigi : Enguerrand de Hys
Arthénée / Le Génie du feu :Tassis Christoyannis
Urson / Un esclave / Un prêtre : Jérôme Boutillier
Altamort / Un paysan / Un eunuque : Philippe-Nicolas Martin
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
Les Talens Lyriques
Direction musicale : Christophe Rousset