L’histoire même de cet ouvrage est presque aussi compliquée que son livret. Une première version créée à Venise en 1857 fut un échec retentissant aussi bien à sa création que lors des quelques reprises dont celles de la Scala et de Florence (1859) qui furent des fiasco. Il fallut attendre plus de 20 ans pour que Verdi reprenne l’œuvre avec un livret révisé par Boïto et une distribution de premier plan réunie par La Scala et pour que cet opéra rencontre enfin le succès.
L’argument pourrait être fascinant s’il restait centré sur l’impuissance du pouvoir et la veulerie/l’indécision des hommes de pouvoir, notions qui irriguent l’œuvre tout au long de la partition. Mais cette approche est mise à mal par une histoire abracadabrantesque, un livret confus et si compliqué qu’il fallut le réécrire... sans pour autant atteindre à la lisibilité indispensable à la permanence du succès. Et Boccanegra de rester un opera peu joué, en raison de ce livret qui ne parvient pas à nous faire vibrer à l’affrontement de l’amour (filial ici) et du pouvoir.
Cette histoire décousue est un défi pour le metteur en scène. Et disons-le d’emblée, Bieito ne s’en sort pas. Ça commence pourtant bien avec cette gigantesque carcasse de bateau éventré qui tourne sur le plateau. Mais cette image de bateau qui tourne est la seule, et ce décor permanent devient très vite lassant. Et on nous refait le coup de la grisaille, de l’obscurité percée par des flashes aveuglants et inconfortables. Ah, j’allais oublier, on nous refait le coup de la vidéo en noir et blanc, que l’on ne voit d’ailleurs presque pas depuis le 1er rang du second balcon. Moche, donc. Et une direction d’acteurs inexistante, laissant les chanteurs seuls avec leurs personnages, bras écartés à l’avant scène.... Ajoutons à celà des situations incompréhensibles : Amelia violée pendant son rapt, pourquoi pas, mais pourquoi reste-t’elle ensanglantée et maquillage dégoulinant pendant les deux actes qui suivent ? Que fait donc Paolo avec son seau en argent à s’éponger le visage ? Pourquoi diable Boccanegra tourne-t-il le dos à Amelia quand il retrouve sa fille et que le texte et la musique le disent bouleversés ? Pourquoi meurt-il dans les bras de Fiesco alors que le texte le dit dans ceux de sa fille ? Incohérent, donc. Et comme il faut quand même provoquer un peu, on nous colle à l’entracte une vidéo de rats courant au ralenti sur le corps d’une femme nue .... tiens donc.... Bref le jour où l’on voudra caractériser l’inconsistance et l’arrogance des mises en scène, celle-ci pourrait bien l’emporter.
Heureusement, il y a les chanteurs et musiciens, qui ce soir sont excellents et seront ovationnés, à très juste titre, par un public enthousiaste malgré cette mise en scène. Il faut dire qu’on retrouve toujours avec surprise cette grande partition de Verdi. L’écriture est d’une précision chirurgicale, les couleurs sombres et variées, l’atmosphère musicale noire et étouffante. Fabio Luisi dirige ce monument avec un incontestable talent, qui rend parfaitement justice au compositeur. Sobre et nerveuse, sa direction porte l’orchestre de l’Opera au meilleur de lui même, comme les chœurs qui sont d’une présence dense et dont les qualités habituelles sont sublimées. On n’est pas près d’oublier la force de la scène de malédiction qui sert de scène finale à l’acte I et qui vaudrait à elle seule le déplacement !
Ludovic Tézier triomphe en Boccanegra. C’est une performance remarquable vue la mise en scène qui aurait pu l’accabler. Il compose son personnage de corsaire devenu Doge de Gênes et qui sombre peu à peu dans un pouvoir crépusculaire et pourrissant avec un immense talent et un sens de l’incarnation époustouflant. Les moyens sont immenses et utilisés à la perfection, jusque dans la moindre nuance : amour, désir, amour paternel, autorité, violence, lassitude, tout y est. La technique est impressionnante, notamment lorsqu’il passe en voix mixte ou lorsqu’il se laisse aller à un tendre pianissimo.
Maria Agresta a des moyens plus limités : les extrémités du registre lui sont souvent difficiles avec des aigus un peu détimbrés et des graves trop poitrinés. Mais son engagement et son sens de la scène lui permettent de livrer une Amelia très convaincante, somme toute.
Francesco Demuro est une belle incarnation de Gabriele Adorno, qu’il nous présente exalté, un peu halluciné, en tout cas incapable de maîtriser son destin. La voix est belle, très bien projetée, peut être un peu légère pour ce rôle. Il a ce timbre solaire propre au ténor italien et sert son personnage avec fougue.
Avec une voix sonore et un timbre très homogène, Mika Kares est un superbe Fiesco, noble, digne, qu’on pourrait souhaiter plus sombre plus inquiétant. La voix est ample, le timbre très beau et le style de grande classe. De même le Paolo de Nicola Alaimo est musicalement de très haut niveau mais, faute d’une direction d’acteurs, la perversité, la jalousie du personnage, son ambiguïté sont absentes de sa composition. Très sobre, Mikhail Timoshenko est très convaincant en Pietro, même si Bastille semble un peu grande pour sa projection. Enfin, Cyrille Lovighi parvient à se faire remarquer dans le petit rôle du Capitaine.
Programme et distribution :
Giuseppe Verdi (1813-1902)
Simon Boccanegra (version 1881)
Opéra en trois actes avec Prologue
Livret en italien de Francesco Maria Piave, révisé par Arrigo Boïto
Créé à Venise, Teatro La Fenice, le 12 mars 1857 puis Milan, Teatro alla Scala, 24 mars 1881.
Simon Boccanegra : Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco : Mika Kares
Maria Boccanegra (Amelia Grimaldi) : Maria Agresta
Gabriele Adorno : Francesco Demuro
Paolo Albani : Nicola Alaimo
Pietro : Mikhail Timoshenko
Un capitano dei balestrieri : Cyrille Lovighi
Un'ancella di Amelia : Virginia Leva-Poncet
Mise en scène : Calixto Bieito
Décors : Susanne Gschwender
Costumes : Ingo Krügler
Lumières : Michael Bauer
Vidéo : Sarah Derendinger
Choeur et Orchestre de l'Opéra National de Paris
Chef des Choeurs : José Luis Basso
Direction musicale : Fabio Luisi
Crédits photographiques © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris