Après le fiasco de la création pendant le Carnaval de 1853, La Traviata, un peu retravaillée par Verdi notamment dans l’acte II, connut le succès dès sa reprise au San Benedetto l’année suivante. Faute probablement au sujet, un peu trop moderne pour le public très huppé de La Fenice qui n’a pas goûté cet ouvrage qui sonne déjà comme un drame social naturaliste. Faute peut être aussi à la créatrice du rôle, Fanny Salvini-Donatelli, que Verdi avait vainement essayé d’écarter. Certes, il est indéniable que le sort de la représentation de cet opéra en avance sur son époque repose sur les épaules de la soprano qui interprète Violetta. Pour l’accompagner, la musique de Verdi est un modèle de caractérisation, qu’il s’agisse des accents enlevés des fêtes parisiennes, de la mélancolique pastorale du II, de l’écrasante figure paternelle ou encore des lignes vocales essoufflées dédiées à Violetta.
Opéra populaire s'il en est, maintes fois représenté, La Traviata est un vrai challenge de mise en scène puisqu'il faut éviter de tomber dans le déjà vu et échapper à la grandiloquence du drame bourgeois du XIXème. Et de ce point de vue, la mise en scène de Deborah Warner n’évite pas le piège. S’appuyant, comme beaucoup d’autres avant elle, sur la narration inversée du Prélude qui remonte le temps, elle nous propose une double Violetta, l’une mourante muette assistant (parfois participant) à l’histoire contée par l’interprète. Bref, un travail assez convenu dont ne ressort que la très belle représentation de la campagne avec ce grand rideau blanc ondulant au souffle que l’on imagine tiède d’une brise d’été. En revanche, la direction d’acteurs est plutôt réussie et, d’une façon générale soutient bien les chanteurs dans leur interprétation et donne beaucoup d’intensité à l’acte III. Enfin, les jeux de lumière (Jean Kalman) qui projettent des ombres parfois renversées sont remarquables.
Dans la fosse, Jérémie Rhorer a décidé, nous dit le programme de salle, de revenir aux sources, avec recours au diapason originel de 432 Hz (plus bas donc que celui qui est en vigueur de nos jours) et aux instruments d’époque. Le résultat est un son moins brillant, moins enlevé que celui auquel nous sommes habitués dans cette oeuvre. Une fois l’oreille habituée, la novation trouve rapidement ses limites et on retiendra surtout des tempi un peu trop alanguis, surtout au I, et une sonorité globalement un peu sèche. Jérémie Rhorer a également fait le choix d’une version intégrale de l’oeuvre, sans les coupures habituelles comme la reprise des seconds couplets de « Ah fors’è lui » et « Addio del passato » ou la caballette d’Alfredo au II (« O mio rimorso ») et sans les aigus non écrits, notamment, le contre-mi bémol dont la tradition couronne le « Sempre libera ». A la tête d’un Cercle de l’Harmonie aux couleurs délicates, Jérémie Rhorer alterne des moments un peu académiques (l’acte I par exemple) et des moments de grâce comme le finale de l’acte II où le dernier acte.
Je l’ai dit plus haut, ce qui fait la réussite ou l’échec d’une représentation de La Traviata c’est l’interprète de Violetta. Pour sa prise de rôle, Vannina Santoni est éblouissante dans le dernier acte, qui est d’une beauté à couper le souffle. Le timbre est très beau et d’une grande jeunesse, et la réussite de ce dernier acte efface ce qu’il faut pourtant bien considérer comme des faiblesses dans tout ce qui précède : la caractérisation de la Violetta des scènes de fête, futile et désespérée est insuffisante, avec un Sempre libera trop aux forceps et une confrontation peu intense avec Germont. Si l’interprétation vocale de ces parties n’appelle pas de critique particulière, elle n’inspire pas non plus d’enthousiasme. Mais l’acte III justifie à lui seul, répétons-le, avec ses pianissimi sur le souffle, l’enthousiasme du public qui fait à Vannina Santoni une ovation au rideau final.
Parfaitement à sa place, Saimir Pirgu est un Alfredo idéal de bout en bout : il est convaincant dans toutes les facettes d’un rôle plus complexe qu’il n’y paraît. Le timbre lumineux et la voix parfaitement projetée se plient totalement à une très belle interprétation qui fait ressortir une authentique colère lors de la fête chez Flora ou un désespoir bouleversant lors de l’agonie de Violetta.
J’adore le superbe timbre de Laurent Naouri qui n’a toutefois pas su me convaincre en Giorgio Germont. Est-ce un parti pris de mise en scène ? Mais ce Germont brave type qui tortille sa casquette n’est guère impressionnant et on ne comprend pas, mais alors pas du tout, pourquoi, face à ce terrible manque d’autorité, Violetta en vient à renoncer à vivre son amour, qui, seul, la maintient en vie ...
Le reste de la distribution est impeccable, avec une mention particulière pour la Flora de Catherine Trottmann, le Baron de Marc Barrard et le docteur de Marc Scoffoni. Le Chœur de Radio France livre lui aussi une très belle prestation et il faut souligner le remarquable travail de la comédienne-danseuse Aurélia Thierée, fantôme mourant de Violetta.
Programme et distribution :
Giuseppe Verdi (1813-1902)
La Traviata
Opéra en trois actes
Livret en italien de Francesco Maria Piave, d’après La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils
Créé à Venise, Teatro La Fenice, le 6 mars 1853.
Violetta : Vannina Santoni
Alfredo : Saimir Pirgu
Giorgio Germont : Laurent Naouri
Flora : Catherine Trottmann
Annina : Clare Presland
Le Baron Douphol : Marc Barrard
Le Marquis d’Obigny : Francis Dudziak
Le Docteur Granvil : Marc Scoffoni
Gastone : Matthieu Justine
Giuseppe : Pierre-Antoine Chaumien
Un commissionnaire : Anas Séguin
Un domestique de Flora : Patrice Verdelet
Violetta muette : Aurelia Thierrée
Mise en scène : Deborah Warner
Chorégraphie : Kim Brandstrup
Scénographie : Justin Nardella, Chloé Obolensky, Jean Kalman
Costumes : Chloé Obolensky
Lumières : Jean Kakman
Chœur de Radio France
Direction Alessandro Di Stefano
Le Cercle de l’Harmonie
Direction musicale : Jérémie Rhorer
Crédits photographiques (c) Vincent Pontet