Après Hippolyte et Aricie et Samson, Rameau abandonne la tragédie lyrique pour se tourner vers des formes moins contraignantes qui laissent plus d’espace à son génie musical. Les Indes galantes, opéra-ballet, en sont en quelque sorte le manifeste. Les entrées s’y substituent aux actes pour souligner l’autonomie des différents moments et l’absence d’intrigue transversale. Créé par Campra à la toute fin du XVIIème siècle, le genre repose sur des intrigues assez faibles qui sont surtout prétexte à grand spectacle, dans lequel costumes, machineries et danse sont essentiels. De fait dans ses Indes de fantaisie, se succèdent une ouverture du plus pur style lullyste, un prologue célébrant l’amour, un Turc généreux et bienveillant, des Incas du Pérou dont la veine tragique est un peu plus solide que le reste du livret, des Fleurs, fête persane qui ne sont qu’un invraisemblable chassé-croisé amoureux et des Sauvages qui voient un affrontement amoureux franco-espagnol assez léger. Mais ce livret très faible est compensé par une musique somptueuse de bout en bout, réellement inventive et divertissante couronnée par le chef d’œuvre qu’est la grande danse du Calumet de la paix qui surplombe la dernière entrée.
La mise en scène de Clément Cogitore est une authentique réussite qui crée sur la scène un mélange de cultures d’une force incroyable. Mêlant sans cesse musiciens, chanteurs, chœurs et danseurs, il casse les codes habituels de l’opéra ou du ballet et affirme ainsi la richesse de la diversité, de la différence, de l’altérité. Sans esbroufe, sur un plateau noir percé d’un cercle, avec un bras articulé qui servira à différentes reprises, la mise en scène et la belle direction d’acteurs respectent le propos, soulignent la puissance de la musique et font de nombreux clins d’oeil à nos problèmes contemporains. Faire entrer la danse de rue à l’opéra, et dans une œuvre de cour du XVIIIème de surcroît, est un défi joliment relevé qui donne beaucoup de force à l’œuvre.
Fosse surélevée et orchestre démultiplié ont été nécessaires pour que Rameau puisse affronter Bastille. Mais ici également, la réussite est totale. Leonardo García Alarcón propose une interprétation enthousiaste et enthousiasmante, servie par une Capella Mediterranea au son clair et aux articulations limpides, interprétation qui fera date et restera probablement une version de référence.
Une part importante de la réussite des 3 heures et demie du spectacle est due au talent de Bintou Dembélé qui crée une fantastique harmonie entre la musique de Jean-Philippe Rameau, au raffinement un rien suranné, et la danse de rue, servie par des danseurs remarquables. En sort quelque chose de très puissant, une énergie joyeuse qui culmine dans le solo des « Incas du Pérou » ou la « Danse du Grand calumet de la Paix ».
Sabine Devieilhe survole ses différentes interprétations avec une élégance imperturbable, des aigus rayonnants et une projection qui ne semble pas affectée par sa grossesse. L’aria solo de Phani dans Les Incas, accompagnée de l’incroyable solo de danse, est un moment de grâce. Même si elles ont été toutes les deux sans reproches, j’ai été plus séduit par l’Emilie et la Fatime de Julie Fuchs que par Jodie Devos (l’Amour et Zaïre) peut être un peu gênée par la mise en scene. Edwin Crossley-Mercer déploie beaucoup de talent et de grâce pour incarner ses deux rôles un peu ingrats (Osman et Ali). Florian Sempey est en belle forme même s’il semble parfois un peu mal à l’aise dans les notes les plus basses. Mathias Vidal a un chant toujours aussi impeccable techniquement et un timbre toujours aussi séduisant. Son interprétation travestie en Tacmas est mémorable. Alexandre Duhamel est irréprochable tant en Huascar qu’en Alvar. Stanislas de Barbeyrac, timbre chatoyant, chant nuancé et beaux aigus, est très convaincant dans ses deux rôles si différents (Don Carlos et Damon).
Les ensembles choraux sont impeccables de précision et de style que ce soit le superbe Chœur de chambre de Namur (quel « Brillant soleil » !) ou le chœur d’enfants de l’Opera.
Un petit reproche à la mise en scène qui en faisant sortir les interprètes du trou central pour qu’ils viennent saluer pendant la chaconne du final, provoque des applaudissements qui couvrent un des plus beaux morceaux de Rameau.
Piotr Kaminski ecrit : « Les Indes galantes resteront pour toujours une « pièce de festival » tant elles exigent une réunion de talents peu communs : chef, chanteurs, danseurs, scénographe de génie, metteur en scène spirituel. Si la combinaison est réussie, il n’y aura pas de limite à la magie du spectacle que cette partition peut susciter ». C’est ce petit miracle qui s’est produit ce soir, entraînant une ovation interminable du public (au moins 15 mn de standing ovation). Et le sentiment d’avoir assisté à l’un des plus beaux spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
Programme et distribution :
Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
Les Indes Galantes
Opéra-ballet en un prologue et quatre entrées
Livret en français de Louis Fuzelier
Créé à Paris, Académie royale de musique, le 23 août 1735 (la 3ème entrée étant ajoutée le 28 août 1735 et la 4ème le10 mars 1736)
Hébé / Phani / Zima : Sabine Devieilhe
Bellone / Adario : Florian Sempey
L'amour / Zaïre : Jodie Devos
Osman / Ali : Edwin Crossley-Mercer
Emilie / Fatime : Julie Fuchs
Valère / Tacmas : Mathias Vidal
Huascar / Don Alvar : Alexandre Duhamel
Don Carlos / Damon : Stanislas de Barbeyrac
Danseurs de la compagnie Rualité
Mise en scène : Clément Cogitore
Chorégraphie : Bintou Dembélé
Décors : Alban Ho Van
Costumes : Wojciech Dziedzic
Lumières : Sylvain Verdet
Direction musicale : Leonardo García Alarcón
Orchestre Cappella Mediterranea
Choeur de chambre de Namur
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d'enfants de l'Opéra national de Paris
Chef des choeurs : Thibault Lenaerts
Crédits photographiques : © Little Shao / Opéra national de Paris