En 1867, le succès de Roméo et Juliette fut immédiat, l’ouvrage atteignant sa 100ème représentation à Paris dès l’année de sa création. Bénéficiant du contexte de l’exposition internationale, il s’exporta rapidement vers Londres (en italien et sans les dialogues parlés de la 1ère version, le 11 novembre 1867), New York, Bruxelles, Milan, Vienne, Stockholm, Berlin, Moscou… Il entre à l’Opéra-comique en 1873 (il y sera représenté près de 300 fois) puis au répertoire de l’Opéra de Paris en 1888, après ajout de l’inévitable ballet. Cette 4ème version, dans lequel il sera représenté plus de 600 fois, est celle qui est habituellement utilisée pour les représentations contemporaines.
Cette production de l’Opéra-comique a frôlé le désastre avec le remplacement au pied levé lors de la première, pour cause de Covid, des chanteurs prévus pour les deux rôles titre et de musiciens de l’orchestre (cuivres). Fait nouveau, la production reprend les décors conçus pour la Comédie Française en 2015 pour une série de représentations du Roméo et Juliette de Shakespeare. Ce choix éco-responsable et ce pari durable qui fait écho aux travaux de Sébastien Guèze, fonctionnent à merveille pour créer un cadre Renaissance un peu décrépi adapté au propos. Les éclairages soignés de Bertrand Couderc créent des atmosphères particulièrement réussies. C’est surtout la direction d’acteurs millimétrée qui retient l’attention, d’autant que l’on sait que les principaux protagonistes n’ont bénéficié que de très peu de travail préalable de répétition. Cette direction d’acteurs souligne de façon très intéressante les relations des personnages, comme, par exemple entre Mercutio et Roméo ou entre Gertrude et Juliette, ou encore entre Juliette et Frère Laurent.
Cette seconde représentation a remporté, comme la première, un succès considérable. Le principal artisan de ce succès est le phénoménal Pene Pati. Arrivé d’Amsterdam où il joue une série de Traviata, il coule dans le rôle une voix ample parfaitement projetée qui sait se parer de mille nuances et d’une infinie douceur. Voix très italienne dans son timbre, d’une technique irréprochable et qui magnifie le style lyrique français via notamment une diction française comme on en entend rarement, aux voyelles superbement colorées et articulées. Ajoutons à cela une longueur de souffle impressionnante, des aigus sûrs et rayonnants, une très grande maîtrise de la voix mixte et des nuances. Toutes ses qualités vocales sont mises au service d’une interprétation exceptionnelle d’un Roméo complexe et souvent un peu introverti voire tourmenté.
Perrine Madoeuf est une Juliette un peu moins convaincante. La voix est fort belle et sonore, la diction irréprochable. Mais elle semble en difficulté au cours des deux premiers actes, avec des aigus forcés, chantés forte qui sont peu agréables à l’écoute. Le timbre chaud est fait à l’évidence pour les grands rôles dramatiques mais la soprano peine à rendre les tourments adolescents de Juliette et ses humeurs changeantes. Il faut donc attendre l’acte IV et la scène du poison pour être tout à fait convaincu par cette Juliette qui sera vraiment très émouvante à l’acte V.
Le Frère Laurent de Patrick Bolleire est très réussi. Le timbre chaleureux donne au personnage sa dimension bienveillante mais des noirceurs émaillent son interprétation, soulignant la dramatique fatalité qui traverse l’œuvre. Philippe-Nicolas Martin est un Mercutio juvénile, très impliqué théâtralement et qui apparait vraiment comme le bras droit/meilleur ami de Roméo. Mais aussi comme le chef de bande par lequel le drame va survenir, bande dont Roméo se tient toujours un peu en retrait. La voix est belle et ample, le style d’une grande élégance, la diction millimétrée et son interprétation de l’air de La reine Mab est un vrai beau moment.
Tous les autres rôles sont également très réussis, à l’aune de cette belle représentation. Le Stefano d’Adèle Charvet est pétillant, le comte Capulet de Jérôme Boutillier est figé dans ses certitudes claniques même s’il manque un peu d’autorité, la Gertrude de Marie Lenormand tire profit d’une belle voix jeune et claire pour incarner compassion mais aussi complicité, le Tybalt de Yu Shao est superbement stylé mais on l’aurait souhaité moins clair, plus sombre, plus malveillant. Saluons aussi le beau travail de Thomas Ricart (Benvolio), d’Arnaud Richard (Pâris), de Yoann Dubruque (Gregorio) et de Julien Clément (Frère Jean). Bien que masqué, le chœur Accentus, réussit à délivrer une belle prestation, nette et puissante, très efficace dans les grandes scènes de groupe et de querelles.
La direction de Laurent Campellone, donne tout son sens au drame de Gounod, évite les mièvreries et les facilités. Rapide et précise, adoptant des tempi vifs, elle tire clairement l’œuvre vers des sonorités à la Berlioz et souligne la noirceur de la partition avec la mise en valeur des leitmotivs macabres. L’orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie suit ces intentions avec un bel enthousiasme, faisant oublier un peu d’imprécision parfois, et sera justement salué par le public.
Bras levés et petits sauts, Pene Pati triomphe aux saluts et partage chaleureusement son succès avec un bonheur évident et communicatif.
Programme et distribution :
Charles Gounod (1818-1893)
Roméo et Juliette
Opéra en cinq actes
Livret en français de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare
Créé à Paris, au Théâtre Lyrique, le 27 avril 1867
Roméo : Pene Pati
Juliette : Perrine Madoeuf
Frère Laurent : Patrick Bolleire
Mercutio : Philippe-Nicolas Martin
Stephano : Adèle Charvet
Comte Capulet : Jérôme Boutillier
Gertrude : Marie Lenormand
Tybalt : Yu Shao
Benvolio : Thomas Ricart
Pâris : Arnaud Richard
Gregorio : Yoann Dubruque
Duc de Vérone : Geoffroy Buffière
Frère Jean : Julien Clément
Mise en scène et décors : Eric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Bertrand Couderc
Chorégraphie : Gjyslein Lefever
Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie
Direction musicale : Laurent Campellone