Première création lyrique d’après-guerre à Londres, Peter Grimes marque le renouveau de l’opéra anglais. Accueilli, en raison de ce qui est analysé comme des audaces musicales, avec un peu de circonspection par ses interprètes et une partie de la critique, Peter Grimes rencontre rapidement le succès et se voit représenter un peu partout dans le monde dans les trois années qui suivent sa création (Paris et New York en 1948).
En raison de la grande complexité du personnage de Peter Grimes, l’œuvre permet des lectures, plus ou moins heureuses, à de nombreux niveaux. Britten, quant à lui, soutenait une lecture au premier degré : rejeté par sa communauté, Peter Grimes est un monstre de conformisme qui ne rêve que de rejoindre la « bonne » société par le double moyen de l’argent et du mariage, quel qu’en soit le prix. Brutal, meurtrier parce qu’inattentif et toujours en quête de son obsession de respectabilité, Peter Grimes est un personnage ambigu qui devient le jouet d’un destin tragique et des meutes hurlantes.
Sans affèterie, la mise en scène de Deborah Warner est une totale réussite. Dépouillée, elle se veut intemporelle et de fait offre une peinture sur le vif, dépouillée de lyrisme, d’une société d’exclus qui excluent. La figuration du noyé par cet acrobate suspendu dans les airs et qui évolue avec une fluidité liquide est glaçante, tout comme la présence obsédante de l’enfant qui incarne le deuxième apprenti.
Pour sa part Alexander Soddy conduit l’orchestre de l’Opéra vers des sommets. La présence de la mer est constante dans une lecture qui souligne tous les mouvements de houle et de tempêtes venteuses, les sentiments à fleur de peau des personnages et les égarements des communautés, et parvient à générer une tension dramatique et une émotion exceptionnelles tout au long de l’ouvrage. Chacun des six interludes est une pépite à lui tout seul.
Le chœur de l’Opéra, superbement préparé par Ching-Lien Wu remplit parfaitement son rôle de personnage en soi et matérialise l’opinion publique implacable qui mène inexorablement Peter Grimes au suicide, seule échappatoire qui lui est laissée.
Le rôle-titre est porté avec énergie par Alan Clayton qui lui donne toute sa dimension et toute sa complexité. Tout à la fois attachant, émouvant et repoussant, il sert un personnage ambigu avec son timbre clair et sonore, à l’émission très naturelle. Il semble comme un personnage coincé dans un mauvais rêve dont il cherche parfois à s’échapper par des accès de brutalité mais dont il est le plus souvent le jouet, jusqu’à la mort, décrétée par d’autres plus que choisie. Son grand monologue du III, quasi a capella, est d’une musicalité à toute épreuve et plonge l’auditeur dans une émotion profonde.
L’Ellen de Maria Bengtsson est un peu trop sur la réserve mais elle offre des moments d’une grande luminosité et l’ensemble du II avec les deux nièces et Auntie est tout simplement bouleversant, contrepoint de la foule venimeuse qui s’apprête. Le duo des deux nièces (Anna-Sophie Neher et Hanah Lobel-Torres) est remarquable d’homogénéité tout au long de la représentation, comme Catherine WynRogers (Auntie) ne se départit jamais d’une profonde humanité
Simon Keenlyside est un superbe Captain Balstrode, seul allié de Grimes qu’il va pourtant pousser à la mort après avoir vainement tenté, avec Ellen, de le sauver. La voix se déploie superbement dans un rôle qui sied parfaitement à son timbre riche et profond.
John Graham-Hall incarne un Bob Boles tout à fait détestable, pétri hypocritement de ses convictions méthodistes, mais la projection est parfois un peu limitée. Le révérend de James Gilchrist semble avoir quelques soucis ce soir et se trouve souvent en limite de justesse avec une voix trop poussée. Le Swallow Clive Bayley est en revanche superbement projeté et son intervention dans le prologue est assez impressionnante. Stephen Richardson réussit également son interprétation de Hobson, et met en avant une belle projection et une voix aux riches couleurs.
Le Ned Keene de Jacques Imbrailo est vraiment très intéressant, ambigu et veule, et parfaitement chanté. Tout comme la Mrs. Sedley de Rosie Aldridge, malveillante et venimeuse à souhait, un peu ridicule mais tellement dangereuse.
Ce superbe plateau, somptueusement accompagné par un orchestre en grande forme sous une direction inspirée, et servi par une mise en scène très réussie, offre une magnifique interprétation, émaillée de moments d’intense émotion, et sera très applaudi au rideau.
Crédits photographiques : © Vincent Pontet - ONP
Programme et distribution :
Benjamin BRITTEN (1913-1976)
PETER GRIMES
Opéra en 1 prologue et 3 actes
Livret en anglais de Montagu Slater d’après George Crabbe
Créé à Londres, Sadler’s Wells Opera, le 7 juin 1945.
Peter Grimes : Allan Clayton
Ellen Orford : Maria Bengtsson
Captain Balstrode : Simon Keenlyside
Auntie : Catherine Wyn-Rogers
First Niece : Anna-Sophie Neher
Second Niece : Ilanah Lobel-Torres
Bob Boles : John Graham-Hall
Swallow : Clive Bayley
Mrs. Sedley : Rosie Aldridge
Reverend Horace Adams : James Gilchrist
Ned Keene : Jacques Imbrailo
Hobson : Stephen Richardson
Mise en scène : Deborah Warner
Décors : Michael Levine
Costumes : Luis F. Carvalho
Lumières : Peter Mumford
Vidéo : Justin Nardella
Chœur de l’Opéra national de Paris, Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Direction musicale : Alexander Soddy