Il s’agit de la reprise de la version française de l’opéra de Verdi, déjà représentée sur cette même scène, successivement dans ses versions française (2017, A lire ici) et italienne (2019, A lire là).
Cette reprise du Don Carlos qui fut créé le 11 mars 1867 à l’Opéra de Paris (Salle Le Peletier) est aussi celle de la partition dite « originale », c’est à dire celle qui fut livrée par Verdi pour les premières répétitions en 1866. Elle est donc indemne des coupures et aménagements auxquels le compositeur procéda lui-même avant la répétition générale puis pour la première et la deuxième représentation. Une rareté donc, sans le ballet de l’acte III qui ne fut composé que pour la répétition générale du 24 février 1867. Choix cohérent donc mais quand même discutable : s’il s’agit de montrer à quel point Verdi voulut composer un grand opéra français, ne pas intégrer le ballet est absurde.
Don Carlos est une œuvre gigantesque par sa durée (4 heures de musique), par la taille de son orchestre et par le nombre de ses interprètes de rôles importants (pas moins de 6). S’éloignant considérablement du modèle historique, l’opéra est un portrait de l’Espagne de l’Inquisition, une histoire violente d’amour contrarié et de pouvoir politique, servie par une musique somptueuse mais très sombre, usant délibérément des notes les plus graves des instruments.
La mise en scène de Warlikowski impose une lecture cohérente de l’œuvre, qui semble plus approfondie et plus troublante que dans les précédentes reprises. Vision d’une Espagne aux mains politiques d’une Eglise violente et intolérante, sous l’autorité d’un monarque instrumentalisé qui n’en finit plus de se mesurer à l’ombre de son impérial père. Un couple d’amoureux brisés, lui puéril et fantoche, psychologiquement fragile, suicidaire romantique avant l’heure, elle plus mûre mais figée, glacée, dans son devoir. Un Posa, plus politique déterminé qu’ami voué au sacrifice et une Eboli dévorée par la sensualité. Et c’est bien la direction d’acteurs de Warlikowski, l’attention pointilleuse portée à chaque geste, chaque regard, chaque expression qui crée la magie sombre de ce spectacle.
Cette reprise n’affiche curieusement aucun chanteur francophone dans les rôles principaux, ce qui peut être tenu pour dommage s’agissant de la première scène nationale, mais on ne peut que souligner la qualité de la diction française de tous les interprètes.
Charles Castronovo livre une interprétation impeccable de Don Carlos. La diction est irréprochable, le phrasé est parfaitement modelé aux situations, les aigus se projettent aisément et l’interprétation de ce personnage veule, dépassé et écrasé, est totalement convaincante. Son chant est élégant, mettant en avant un timbre séduisant et nous évitant les postures de bravoure parfois un peu faciles que ces célèbres airs pour ténors peuvent induire chez certains. Si la voix reste d’un volume modéré, elle est toutefois très bien projetée et sait s’imposer dans les ensembles, y compris avec des voix plus « grosses, comme dans le trio avec Eboli et Elisabeth au III. Enfin, dans le duo final avec Elisabeth, il atteint des sommets d’émotion.
Marina Rebeka est tout aussi excellente en Elisabeth. La maitrise vocale est parfaite, offrant des raffinements techniques inouïs, un sens de la diction et de la déclamation françaises impeccable (son « Toi qui sus le néant… » est un modèle du genre). Le timbre est d’une très grande beauté et ses aigus, parfois un rien métalliques, sont tout à fait saisissants, emplissant tout l’espace de Bastille avec une facilité déconcertante, et des messa di voce nombreux.
Le Philippe II de Christian Van Horn répond parfaitement aux intentions de la mise en scène. Si le personnage reste royal, il est aussi brutal et faible et l’interprétation de Van Horn réussit à incarner toutes ces facettes. Chez lui aussi la diction et l’art de la déclamation françaises sont impeccables et son « Elle ne m’aime pas … » est superbe. Le timbre est très rond, et la maitrise technique permet à Van Horn de parcourir toute la tessiture du rôle sans modification de la puissance d’émission.
Le Rodrigue d’Andrzej Filończyk est éminemment séduisant. Le timbre est juvénile, l’aigu aisé, la diction française très bonne et la projection parfaite. Il est bouleversant au IV, chantant « Ah je meurs l’âme joyeuse… » sur le souffle avec un phrasé exceptionnel.
Face à ce quatuor d’exception, l’Eboli de Ekaterina Gubanova est un peu décevante. Si la technique et la précision du chant ne sont pas en cause, son interprétation manque de brillant et laisse un petit goût de déception dans la chanson du voile et dans « O don fatal ». La prononciation du français pêche très souvent et l’incarnation du personnage est un peu fade, loin des éclats sensuels d’Elina Garanca en 2017.
De même le Grand Inquisiteur d’Alexander Tsymbalyuk est décevant, le grave manquant d’épaisseur et l’aigu se détimbrant un peu, ce qui affadit beaucoup les confrontations avec Philippe II et prive le personnage de sa dimension inquiétante.
Les chœurs sont excellents, comme c’est généralement le cas à l’Opéra de Paris, comme sont parfaitement distribués les « petits rôles » au sein desquels Marinne Chaignon est tout à fait remarquable en Thibault.
La direction musicale de Simone Young est enthousiasmante de finesse et de précision. Très à l’écoute du plateau, elle accompagne les chanteurs avec une grande délicatesse. Sa lecture privilégie les équilibres et évite les pièges de la tonitruance, ce qui est parfaitement bienvenu même si l’on aurait aimé une scène de l’autodafé un peu moins retenue. Son interprétation est au final tout à fait convaincante, soulignant la filiation de la partition avec la musique française et soutenant efficacement l’émotion et le déroulement du drame.
Grand succès très mérité et standing ovation aux saluts pour cette très belle soirée.
Crédits photographiques : © Franck Ferville
Programme et distribution :
DON CARLOS, opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi (1813-1901)
Livret en français de Joseph Méry et Camille du Locle, d’après Schiller
Créé le 11 mars 1867 à Paris (Opéra – Salle Le Peletier)
Don Carlos : Charles Castronovo
Elisabeth de Valois : Marina Rebeka
Philippe II : Christian Van Horn
La Princesse Eboli : Ekaterina Gubanova
Rodrigue : Andrzej Filończyk
Le Grand Inquisiteur : Alexander Tsymbalyuk
Un moine : Sava Vemić
Thibault : Marine Chagnon
Une voix d’en haut : Teona Todua
Le Comte de Lerme : Manase Latu
Les députés flamands : Amin Ahangaran, Niall Anderson, Alejandro Baliñas Vieites, Vartan Gabrielian, Florent Mbia, Milan Perišić
Charles Quint : Yann Collette
Un hérault : Hyun-Jong Roh
Un coryphée : Christian Rodrigue Moungoungou
Mise en scène : Krzystof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Christian Longchamp
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Direction : Simone Young