Verdi avait refusé de composer un nouvel opéra pour l’inauguration de l’opéra du Caire, dans le cadre des festivités qui avaient marqué l’ouverture du canal de Suez. Toutefois, quelques temps plus tard, il accepta de composer un nouvel opéra à partir d’un scénario -Aida- écrit par l’égyptologue français Mariette. Après quelques difficultés liées à la guerre franco-prussienne de 1870 et au siège de Paris, l’œuvre fut créée fin 1871 et remporta un succès considérable. La création italienne eut lieu le 8 février 1872 et fut un véritable triomphe, le public rappelant Verdi à trente-deux reprises.
En lien avec la vogue de l’égyptologie à l’époque, l’action se déroule au temps des pharaons. L’amour d’Aïda, esclave éthiopienne, et du général égyptien Radamès, est doublement menacé : par le conflit qui oppose leurs deux pays et par les sentiments de la fille du pharaon –Amneris- pour le général. Victorieux, Radamès se voit offrir Amneris en mariage mais trahira au profit du roi Amonasro, père d’Aïda. Condamné à mort, Radamès est enseveli vivant mais Aïda réussit à le retrouver dans la tombe pour mourir à ses côtés.
Pour autant, il ne faut pas être dupe de l’exotisme qui entoure l’œuvre et qui a fait les belles heures de nombre de production. Aida c’est avant tout une tragédie à portée universelle, sur fond d’oppression d’un peuple par un autre et sur fond de dénonciation des excès des pouvoirs religieux. L’ouvrage est porté de bout en bout par le génie musical du compositeur qui sait créer des ambiances époustouflante (le Nil, le Triomphe …) et qui sait porter au paroxysme l’expression des sentiments. L’écriture de l’ouvrage est très exigeante pour l’orchestre et pour les chanteurs et suppose la capacité de réunir une distribution d’exception.
La mise en scène de Shirin Neshat repose sur une modernisation sans référence temporelle précise et qui fait preuve d’une très grande sobriété. Le décor se limite à un grand cube qui se module selon les scènes. Les éclairages sont souvent crus, comme pour écraser les personnages. De nombreuses vidéos projetées sur le cube illustrent les différentes scènes et sont particulièrement impressionnantes dans la scène du Triomphe. Très dépouillée la mise en scène souligne la progression dramatique de l’œuvre avec une direction d’acteurs également minimaliste mais très efficace.
Mise en scène très réussie donc même si Shirin Nesrat aurait pu ne pas céder à certains travers : les longues interruptions ponctuées de chuchotements à dimension magique qui rompent le déroulement de l’œuvre sans nécessité ni justification, l’obligation faite par un soldat à Amneris de se rhabiller dont on voit bien l’allusion mais qui est ici un contresens, l’exécution des prisonniers éthiopiens alors que le livret nous explique qu’ils sont graciés à la demande de Radamès. On préférera retenir la puissance dramatique des images convoquées par cette mise en scène, par exemple l’invocation au sein du temple de Ptah, la scène du Triomphe, les sacrifices ou la condamnation de Radamès par le collège des prêtres.
Les chœurs ont une place centrale dans Aïda, et la mise en scène souligne leur importance. Ils sont absolument excellents dans cette production, notamment dans la scène au temple de Ptah (I,2), dans le Triomphe bien sûr et dans la condamnation de Radamès. Les couleurs sont superbes, les pupitres d’une homogénéité irréprochable et l’exécution est millimétrée.
Manase Latu réussit à donner de la consistance au Messager qu’il sert avec un fort joli timbre. La Grande Prêtresse de Margarita Polonskaya est particulièrement intéressante malgré la brièveté du rôle, tant le timbre est séduisant et la voix agile. Des deux basses, j’ai préféré le Ramfis d’Alexander Köpeczi, inquiétant à souhait, et au timbre particulièrement rond, même si Krzysztof Bączyk est un Roi à la voix tout aussi bien projetée mais peut-être un peu plus engorgée.
L’Amonasro de Roman Burdenko est particulièrement bien caractérisé et chanté avec une attention et un sens du drame remarquables. Sa cruelle confrontation avec sa fille qu’il contraint à manipuler Radames au III est impressionnante.
Ève-Maud Hubeaux est une très grande Amneris. Ses interventions au III et au IV, qu’il s’agisse de son duo avec Aïda ou de celui avec Radamès sont magistrales. Loin de la furie cruelle pour laquelle on donne Amneris habituellement, elle dresse un portrait très humain de femme dévorée par la jalousie et instrumentalisée par le pouvoir. Dans sa révolte contre les prêtres, au IV, elle trouve des accents incroyables de vérité. Le timbre est très beau et si les passages de registre sont parfois un peu heurtés, l’interprète sait se servir de ces failles pour appuyer encore plus son incarnation. Au rideau, elle a justement été la plus applaudie.
Le Radamès de Piotr Beczała est tout à fait spectaculaire. La voix est puissante, l’aigu est rayonnant et les nuances particulièrement travaillées dans l’émotion. Dès son redoutable air d’entrée (« Celeste Aïda »), il impose une virtuosité réelle et totalement assumée qui a aucun moment ne prendra le pas sur le souci de crédibilité et d’humanité de son interprétation. Tout juste peut-on regretter un italien parfois un peu approximatif.
Face à ces deux réussites monumentales, le défi est de taille pour Ewa Płonka qui prend le rôle plus tôt que prévu (elle était programmée en cast B) pour remplacer dès ce 7 octobre Saioa Hernández, souffrante. Le timbre est beau, le chant très bien maitrisé même si la justesse a parfois été un peu approximative notamment dans les notes les plus hautes. J’apprécie moins la façon dont la voix s’amincit dans l’aigu et il faut reconnaitre que la diction italienne est souvent défaillante mais il y a beaucoup d’émotion dans cette Aida d’excellent niveau, jouée par une interprète très engagée qui réussit aussi bien son « Numi, pietà » que le redoutable « O patria mia ».
Dans la fosse, Michele Mariotti conduit l’orchestre de l’Opéra de Paris vers des sommets. Il m’a rarement été donné d’entendre une Aïda aussi dépouillée de tout effet facile ou de recours aux lourdeurs exotiques ; il en ressort toute la beauté de la musique de Verdi, son incroyable richesse et sa construction dramatique. L’orchestre suit son chef dans les changements de rythme ou de puissance, parvient à jouer une palette de couleurs incroyablement variée. Très attentif au plateau, Michele Mariotti soutient les chœurs et les solistes de façon permanente pendant les 3 heures de l’œuvre et le résultat est superbe ! Il a été, à juste titre, ovationné au rideau.
Crédits photographiques : © Bernd Uhlig
Programme et distribution :
AIDA, opéra en quatre actes de Giuseppe VERDI (1813-1901)
Livret en italien d’Antonio Ghislanzoni, d’après Mariette
Créé le 24 décembre 1871 au Caire (Opéra)
Aida : Ewa Plonka
Radames : Piotr Beczała
Amneris : Ève-Maud Hubeaux
Amonasro : Roman Burdenko
Ramfis : Alexander Köpeczi
Il Re : Krzysztof Bączyk
Messagero : Manase Latu
Sarcedotessa : Margarita Polonskaya
Mise en scène et vidéos : Shirin Neshat
Décors : Christian Schmidt
Costumes : Tatyana van Walsum
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Dustin Klein
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Chœurs de l’Opéra nationale de Paris, chef des Chœurs : Ching-Lien Wu
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Direction musicale : Michele Mariotti
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