L’histoire d’Iphigénie est un thème très en vogue au XVIIIe s., à travers deux épisodes célèbres contés par Euripide : celui de son sacrifice par Agamemnon (en Aulide) et celui de ses retrouvailles avec Oreste qu’elle s’apprête à sacrifier (en Tauride), ces deux sacrifices étant évités par l’intervention d’Artemis. Iphigénie en Tauride a donné lieu à différents livrets mis en musique à de nombreuses reprises tout au long du XVIIIème siècle : par Desmarets et Campra, Scarlatti, Orlandini, Vinci, Traetta, Monzana, etc.
Iphigénie en Tauride prend place dans les commandes passées par l’Académie royale de musique à Gluck à la suite du succès d’Iphigénie en Aulide. La création le 18 mai 1779 ne fut possible que grâce à l’intervention de la reine Marie-Antoinette, tant la rivalité avec Piccini était exacerbée. Son succès ne se démentit pas, l’œuvre survivant à la tourmente révolutionnaire et atteignant la 400ème représentation en 1829. Le thème de cet opéra, emblématique de la réforme de Gluck, est un manifeste contre la violence et le fanatisme religieux et une ode à l’amitié, à l’amour fraternel et à la résilience.
La mise en scène de Wajdi Mouawad est très puissante, un monument de violence, de férocité et d’élans sanguinaires. Elle allie le meilleur et le moins bon. Au titre du meilleur, l’idée de projeter un résumé de l’histoire d’Iphigénie, parfaitement articulé avec la musique, qui permet au spectateur contemporain de se retrouver à égalité avec celui de la création qui connaissait parfaitement ce mythe. De même les nombreux tableaux à forte dimension symbolique et à la férocité assumée sont frappants. Enfin, l’idée de commencer la représentation par l’ouverture d’Iphigénie en Aulide, si elle est un peu superfétatoire, affirme le lien et la permanence de la malédiction qui pèse sur les Atrides. Au rang du moins bon, le (trop) long intermède théâtral qui crée un lien avec notre monde contemporain. Cette projection dans un musée en Crimée occupée et l’intervention des mêmes personnages pour la restitution d’œuvres d’art volées ne sera pas exploité par la suite et pèse comme l’esquisse d’une autre mise en scène ou comme un remords. Tout le long de la représentation, les postures hiératiques censées figurer la tragédie antique et l’abus d’hémoglobine finissent par paraître outranciers et de mauvais goût. L’intervention de Diane au dernier acte est, de mon point de vue, totalement ratée et prend une dimension burlesque.
La direction particulièrement fougueuse de Louis Langrée est parfaitement alignée avec la lecture du metteur en scène. Cette symbiose évidente participe à la puissance de la représentation. Mais elle conduit aux mêmes qualités et défauts. Au rang des qualités, la puissance et la férocité des accents d’un Consort en très grande forme, sa capacité à faire palpiter des nuances très émouvantes et à conduire le drame. Mais cette direction très énergique nuit trop souvent à la subtilité de la superbe musique de Gluck. A trop vouloir souligner la violence de l’œuvre, à la rendre explicite, direction et mise en scène effacent la capacité d’évocation de la partition et perdent en finesse.
Le plateau est dominé par l’Iphigénie omniprésente et très engagée de Tamara Bounazou. Le timbre est beau, la voix bien projetée et homogène malgré des graves moins solides qui doivent souvent être un peu poitrinés. Mais on ne sent aucune prudence dans la façon dont elle se saisit d’une partition particulièrement exigeante et cet engagement sans faille est un élément essentiel de l’émotion qui nous saisit en l’écoutant. Grande tragédienne, elle incarne avec un égal bonheur une Iphigénie aux multiples facettes passant de la cruauté à l’hésitation, du déchirement à l’espoir… La diction est tout simplement parfaite, chaque mot étant articulé avec précision et chargé d’intention. L’ovation qu’elle reçoit aux saluts est amplement méritée.
En Oreste, Theo Hoffman est tout aussi investi même si la voix possède moins de qualités que celles de sa partenaire. Le timbre est un peu engorgé, la voix est moins puissante et la diction (il est le seul non francophone de la distribution) est moins assurée. Mais son incarnation d’un Oreste torturé par le remords est vraiment intéressante même si son engagement se fait parfois au détriment du chant. La mise en scène lui impose une longue scène de nudité frontale destinée à souligner la faiblesse humaine du fils d’Agamemnon pour laquelle on ne peut que saluer son courage.
Philippe Talbot est parfaitement distribué en Pylade. Le timbre est toujours souple et léger et, excellent musicien, le ténor parvient à faire exister son personnage face aux incarnations déchainées d’Iphigénie et d’Oreste. En Thoas, Jean-Fernand Setti est impressionnant de présence et de brutalité, le timbre de basse est superbe et la voix presque trop puissante pour Favart.
Dans les seconds rôles, j’ai particulièrement apprécié le beau mezzo de Léontine Maridat-Zimmerlin (Prêtresse et Diane) et le baryton Lysandre Châlon (Scythe et Ministre du sanctuaire).
Crédits photographiques © S Brion
Programme et distribution :
IPHIGENIE EN TAURIDE, tragédie lyrique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck (1714-1787)
Livret en français de Nicolas-François Guillard
Créé le 18 mai 1779 à Paris (Académie royale de musique – salle des Tuileries)
Iphigénie : Tamara Bounazou
Oreste : Theo Hoffman
Pylade : Philippe Talbot
Thoas : Jean-Fernand Setti
Diane / Deuxième prêtresse : Léontine Maridat-Zimmerlin
Une femme grecque / Première prêtresse : Fanny Soyer
Un scythe / Un ministre du sanctuaire : Lysandre Châlon
Comédiens : Anthony Roullier et Daria Pisareva
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Décors : Emmanuel Clolus
Costumes, coiffures, perruques, maquillages : Emmanuelle Thomas
Chorégraphie : Daphné Mauger
Lumières : Éric Champoux
Michel Maurer
Chœur Les éléments - Chef de chœur : Joël Suhubiette
Ensemble Le Consort
Direction musicale : Louis Langrée
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