Dernière œuvre créée à la salle avant l’ouverture du Palais Garnier, Hamlet a été un opéra incontournable du répertoire français du XIXème siècle ? Joué plus de 300 fois à Paris entre sa création (1868) et 1914, il disparut à peu près totalement de l’affiche à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le style académique d’Ambroise Thomas, souvent considéré comme un compositeur « officiel » et bourgeois et le mot vachard d’Emmanuel Chabrier[1] (1841-1894) ont certainement contribué à cette éclipse. Pourtant Hamlet est un objet musical intéressant. Le compositeur maitrise très bien l’écriture vocale et l’orchestration mais il est aussi capable d’innovations remarquables. Confier l’écrasant rôle-titre à un baryton en est une. La présence du saxophone et son solo, la partie confiée au trombone, en sont d’autres.
Il est rare qu’une mise en scène serve aussi parfaitement l’œuvre qu’elle présente et soit capable de maintenir une tension dramatique et une émotion de façon aussi réussie que le travail de Cyril Testé. Le parti pris d’appuyer la dimension « sentimentale » voire intime de l’œuvre au travers d’un personnage d’Hamlet désemparé par les jeux de pouvoir auxquels il est confronté, devient au terme de ce travail une absolue évidence. Le recours abondant à la vidéo sert le propos avec mesure et la beauté des images soutient l’émotion du spectateur sans que l’on ait à aucun moment le sentiment d’un usage systématique et à visée purement esthétique ou « moderniste ». La mort d’Ophélie est ainsi d’une rare intensité et le « meurtre de Gonzague » prend un relief saisissant. Les gros plans –parfois sans concession - sur les visages des personnages permettent d’abolir la distance expressive habituelle au théâtre et donnent à voir au spectateur chaque émotion des interprètes. Le gros plan final sur le visage d’un Hamlet acclamé mais perdu est absolument bouleversant.
Evidemment, la réussite de cette mise en scène tient à un plateau exceptionnel, vocalement et théâtralement, très homogène et totalement convaincu par les intentions de mise en scène.
Stéphane Degout incarne un Hamlet complexe et tourmenté, servi par des capacités vocales rares qui lui permettent tout à la fois des éclats de colère, des imprécations, de la violence ou du chagrin murmuré. Son Hamlet, jeune et perdu au milieu des jeux de pouvoir et de cour, introverti et tout de violence contenue, est fascinant. La voix est généreuse, le style et la diction sont exemplaires et l’implication théâtrale dans ce rôle écrasant est remarquable.
Sabine Devieilhe est tout aussi remarquable en Ophélie, à laquelle elle apporte la jeunesse de son timbre aérien et l’homogénéité de sa voix. Très convaincante par son jeu de scène, elle assume toutes les difficultés techniques du rôle avec bonheur tout en pliant les exigences de virtuosité aux besoins d’une incarnation de désespoir et de souffrance intérieure.
Laurent Alvaro est un Claudius d’une méchanceté saisissante. L’élégance de son chant est adaptée à son rôle royal et renforce encore l’effet de méchanceté. La voix est sonore, la technique à toute épreuve et le style, un rien suranné, sied parfaitement à la musique de Thomas. A ses côtés la Gertrude de Géraldine Chauvet, appelée en remplacement de Lucile Richardot, est également une méchante parfaitement réussie, même si la diction est moins claire que celle des autres interprètes. Son timbre chaud, ample et sa voix très homogène lui permettent des nuances délicates dans un rôle techniquement difficile au service d’un personnage complexe.
Pierre Derhet est un Laërte convaincant, au timbre chaud et rond. Il parvient à donner de l’épaisseur à un personnage qui n’est pas spécialement soigné par le livret. Le phrasé et la diction sont parfaits. Jérôme Varnier est un spectre à l’humanité palpable, déclamant avec efficacité d’une voix profonde. Enfin, Yu Shao (Marcellus et second fossoyeur), Geoffroy Buffière (Horatio et premier fossoyeur) et Nicolas Legoux (Polonius) complètent efficacement cette distribution remarquable. Le chœur Les Éléments est très sollicité par la partition et la mise en scène : il s’en tire avec panache et conviction.
Enfin, autre acteur essentiel de cette belle réussite, Louis Langrée conduit l’Orchestre des Champs-Elysées avec une conviction affirmée et quasi militante. La direction est énergique et dissèque la partition dont les inspirations et les dimensions spectaculaires sont soulignées. On lui pardonnera bien volontiers d’avoir coupé le ballet, tant sa lecture est efficace et convaincante.
C’est une ovation qui a salué l’ensemble des artistes, à la mesure de l’émotion rare qu’ils ont su partager.
Crédits photographiques : © Vincent Pontet
Programme et distribution :
Ambroise THOMAS (1811-1896)
HAMLET
Opéra en cinq actes
Livret en français de Michel Carré et Jules Barbier d’après la tragédie de Shakespeare
Créé à Paris (Opéra – salle Le Peletier) le 9 mars 1868
Hamlet : Stéphane Degout
Ophélie : Sabine Devieilhe
Claudius : Laurent Alvaro
Gertrude : Géraldine Chauvet
Laërte : Pierre Derhet
Le Spectre : Jérôme Varnier
Marcellus / second fossoyeur : Yu Shao
Horatio / premier fossoyeur : Geoffroy Buffière
Polonius : Nicolas Legoux
Mise en scène : Cyril Teste
Scénographie : Ramy Fischler
Costumes : Isabelle Deffin
Lumières : Julien Boizard
Dramaturgie : Leila Adham
Conception vidéo : Mehdi Toutain-Lopez et Nicolas Doremus
Cadreur – opérateur : Paul Poncet
Collaborateur artistique : Julien Masmondet
Cheffe de chant : Marine Thoreau La Salle
Chœur Les éléments
Chef de chœur : Joël Suhubiette
Orchestre des Champs-Élysées
Direction musicale : Louis Langrée
[1] « Il y a de la bonne musique, et puis il y en a de la mauvaise, et puis il y a celle d’Ambroise Thomas. »